Chapitre 1 : La Braise dans le Froid
Le ciel au-dessus de Neras n'était jamais vraiment bleu. Il oscillait entre le gris cendré et un mauve mélancolique, comme si le monde refusait d'oublier la douleur de la Rupture. Pourtant, dans ce décor figé par la brume et les vents hurlants des montagnes de l’Est, Mephisto trouvait de la beauté. Une beauté rugueuse, imparfaite, mais bien réelle.
Neras était une ville modeste, protégée par d'antiques murailles couvertes de glyphes fanés. Autrefois un bastion commer?ant, elle n’était plus qu’une lueur persistante dans un monde qui s’éteignait. Des patrouilles masquées des ordres y passaient parfois, surveillant les troubles, les égarés, ou les rumeurs de l’Ab?me. Mais la ville résistait, par fierté plus que par force.
Dans une maison de pierre sombre, près d’un vieux puits à sec, vivait Mephisto, quatorze ans. Ses cheveux noirs étaient souvent en bataille, et ses yeux, couleur ambre profond, portaient une lueur d’ambition que rien ne semblait éteindre. Il vivait avec sa grand-mère, Ama?a, une ancienne herboriste connue dans tout le quartier pour ses remèdes étranges, ses prières murmurées à des esprits oubliés, et son rire encore plus rare que la pluie.
Le matin, Mephisto se levait avant l’aube, aidait Ama?a à préparer des décoctions, à rassembler des herbes sèches, ou à arranger les fioles sur les étagères branlantes de leur échoppe.
— Mephisto, ne laisse pas les feuilles de rasvin trop longtemps dans l'eau chaude, elles deviennent amères, grogna Ama?a.
— J'y veille, Mamie ! répliqua-t-il avec un sourire, concentré.
Elle lui parlait peu, mais quand elle le faisait, c’était pour lui enseigner quelque chose : une plante aux feuilles coupantes, un ancien chant de protection, ou une le?on sur la patience — la plus difficile selon elle.
Mais Mephisto n’était pas fait pour rester entre quatre murs. Dès qu’il le pouvait, il grimpait au sommet de la tour du guet effondrée à l’ouest de la ville, seul, les yeux tournés vers les montagnes. Là-bas, disait-on, s’entra?naient les chevaliers des Ordres. Là-bas, l’on forgeait les armes vivantes, les pactes d’ombre, les miracles brisés.
Et il voulait en être.
— Tu rêves trop, Mephisto, lui disait parfois Ama?a. Les ordres ne prennent que ceux prêts à se perdre. — Alors je me perdrai, Mamie. Mais je reviendrai avec la lumière.
Elle le regardait alors en silence, les yeux lourds de tristesse. Elle savait des choses qu’il ignorait. Elle portait en elle des secrets liés à son sang, à son nom. Mais elle ne disait rien.
Ce jour-là, Mephisto s’éclipsa plus t?t que d’habitude. Il devait retrouver ses deux amis : Elian, le gar?on sarcastique au c?ur loyal, et Serah, vive et déterminée, archère en herbe aux yeux d’orage. Tous trois formaient un trio inséparable dans les ruelles de Neras.
— T’as encore rêvé que tu étais un chevalier de l’Ordre, hein ? lan?a Elian en lui donnant une tape dans le dos. — Pas cette fois, dit Mephisto. J’ai rêvé... de quelque chose d’étrange. Une lumière noire, et une voix qui me disait mon nom, encore et encore. — Toujours aussi flippant, ton cerveau, ajouta Serah avec un petit rire. Tu devrais écrire un livre.
Ils déambulaient dans les rues animées, où les marchands criaient leurs prix sous les baches trempées, et les enfants couraient après des illusions projetées par des charlatans. Pourtant, malgré le bruit, l’ombre de l’Ab?me planait sur chaque mur.
Sur la grande place, une rumeur courait : un envoyé de l’Académie d’Isdranyl avait été aper?u à l’auberge de l’Est. L’académie, école légendaire qui formait les futurs membres des Ordres, était le rêve de tous les jeunes de la région.
— Tu crois que c’est vrai ? demanda Serah, les yeux brillants. — ?a change rien. Pour y entrer, il faut passer les examens. Et moi, je compte bien les réussir, dit Mephisto, le regard br?lant de détermination.
Un silence suivit, brisé par Elian. — Tu crois qu’on a une chance, nous ? On n’est pas nobles, ni mages, ni soldats...
Mephisto tourna la tête vers la tour de guet au loin, ses poings serrés.
— Je m’en fiche. Je me battrai pour ma place. Je ferai entendre mon nom, même s’il faut traverser l’Ab?me pour ?a.
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Ama?a, observant depuis une ruelle, serra dans sa main une amulette ternie.
— Le feu br?le déjà en lui... murmura-t-elle. Pourvu qu’il ne le consume pas tout entier.
Le trio s’enfon?a dans le marché de Neras, leurs pas résonnant sur les pavés humides. Des volutes d’encens flottaient entre les étals, masquant à peine les odeurs de poisson salé et de cuir tanné.
— Hé, regardez là-bas, chuchota Elian en pointant discrètement du menton.
à l’ombre d’une tente pourpre se tenait un homme en manteau long, aux épaules carrées, le visage dissimulé par une capuche. Il portait une broche d’argent en forme d’aile fendue — l’emblème de l’Académie d’Isdranyl.
— C’est lui ? demanda Serah, les yeux plissés. Il ne ressemble pas à un ma?tre de savoir… Il a l’air… dangereux.
— Peut-être que c’est un éclaireur, murmura Mephisto. Ils disent que l’académie envoie parfois des examinateurs masqués dans les villes pour repérer ceux qui ont du “potentiel”.
— Tu penses qu’on a été repérés ? demanda Elian avec un demi-sourire nerveux. J’ai réussi à faire fuir un chat maudit l’autre jour, ?a compte ?
Mephisto esquissa un sourire, mais ses pensées étaient déjà ailleurs. Il sentait cette vieille chaleur lui br?ler la poitrine, ce mélange d’excitation et de peur, comme une fièvre.
Il n’avait jamais vu l’Académie. Il n’en connaissait que les récits : des murailles d’obsidienne dressées dans le brouillard, des salles remplies de livres vivants, de ma?tres capables de plier l’éther, et des duels si intenses qu’ils redessinaient le sol.
— Un jour, on y sera tous les trois, souffla-t-il. J’y entrerai. Même si je dois affronter les autres. Même si je dois perdre quelque chose en route.
— ?a tombe bien, lan?a Elian. J’ai rien à perdre sauf mes bottes.
— T’es bête, répondit Serah en riant. Mais Mephisto… fais attention. L’ambition, c’est bien. Mais ?a dévore, si tu la nourris trop.
Mephisto ne répondit pas. Ses yeux étaient accrochés à la silhouette encapuchonnée, toujours immobile, comme s’il attendait quelque chose — ou quelqu’un.
Ce soir-là, Neras était enveloppée dans un brouillard plus dense que d’ordinaire. Les lanternes magiques jetaient des halos tremblants sur les fa?ades, et les sons semblaient étouffés, comme aspirés par l’air lui-même.
Ama?a froissait des feuilles de chardon lunaire sur la table de leur cuisine, le regard vide. Elle connaissait ce silence. Celui d’avant la tempête.
Mephisto entra, trempé jusqu’aux os.
— Tu t’es encore attardé. — Je voulais juste… réfléchir.
Elle lui tendit une serviette.
— Tu crois qu’ils vont me choisir ? demanda-t-il après un moment.
Ama?a s’arrêta de bouger.
— Ils ne choisissent pas. Ils jugent. Et parfois, ils fa?onnent ce qui ne leur pla?t pas.
— Et toi, tu penses que j’en suis capable ?
Elle le regarda longuement, puis dit :
— Tu portes en toi quelque chose d’ancien, Mephisto. Quelque chose que même l’Académie ne pourrait pas comprendre.
Il fron?a les sourcils.
— C’est censé me rassurer, ?a ?
— Non, répondit-elle. C’est censé te préparer.
Elle se leva, s’approcha d’un vieux coffre en bois, et en sortit un petit paquet noué dans une étoffe rouge.
— Quand le moment viendra, tu l’ouvriras. Pas avant.
Il voulut poser des questions, mais elle lui fit signe de se taire.
— Rappelle-toi juste : certaines flammes ne peuvent pas être éteintes. Mais elles peuvent tout consumer si on ne les guide pas.
Plus tard dans la nuit, alors que la ville dormait, une ombre se glissa dans la rue menant à leur maison. Sous la capuche, deux yeux dorés observaient la porte fermée.
L’homme à la broche d’argent murmura :
— Le feu est là. Reste à savoir s’il éclairera… ou s’il br?lera tout.
Et il disparut dans la brume, sans laisser de trace.