Dans le silence d’une nuit étoilée, une ombre s’éleva depuis les montagnes du nord-est de la Turquie. L’ascension fut fluide, presque imperceptible, tandis qu’elle glissait au-dessus des cimes enneigées, s’éloignant progressivement des reliefs accidentés.
Peu à peu, l’altitude grandit, les couches de nuages s’effilochèrent sous sa trajectoire. La courbure de la Terre devint plus évidente alors que la course s’orientait résolument vers le sud. Sous elle, les continents s’étiraient en vastes étendues sombres, dépourvues de lumière artificielle. Les c?tes tracaient des lignes sinueuses entre les masses terrestres et l’océan noir, tandis que les montagnes et les déserts se devinaient à peine dans l’obscurité ambiante.
Dans les hautes strates de l’atmosphère, là où le bleu s’efface pour laisser place au vide absolu, l’ombre poursuivit sa route. L’immensité du ciel austral se déploya, jusqu’au moment où, sans transition, une masse titanesque surgit brutalement du néant. Aucune lueur ne l’annon?ait, aucun indice ne la laissait deviner. Sa présence soudaine imposait une inertie colossale, for?ant un ralentissement immédiat. L’ombre freina, ajustant son approche dans un silence absolu, tandis que la structure aux proportions inimaginables dominait l’espace environnant.
"Commandant Alan, demande accès."
Un silence pesant s’étira. Lentement, une ouverture monumentale se dessina à la surface du vaisseau, ses contours se dilatant avec une précision mécanique. La brèche sembla avaler la navette qui s’y engouffra avec une lenteur calculée. Une fois à l’intérieur, l’immense passage se referma avec une fluidité parfaite, scellant l’entrée dans un silence absolu.
Un bourdonnement discret se fit entendre tandis que l’air commencait à emplir la cavité, rétablissant une pression stable. De faibles lueurs bleutées s’animèrent, révélant peu à peu l’étendue du hall. La vo?te s’élevait vertigineusement, une architecture cyclopéenne où des machines d’une complexité inconnue s’alignaient en structures massives. Chaque élément semblait avoir une fonction précise, un dessein clair, même si leur signification échappait à toute logique immédiate.
Alan, lui, per?ut leur agencement avec une familiarité troublante. Ce n’était pas un chaos technologique, mais une organisation rigoureuse qui suivait un schéma qu’il connaissait. Grace à l’hypno-enseignement transmis par Léa avant son départ, il savait que chaque détail avait un sens.
La navette se posa, sans qu'Alan n'intervint, sur une petite aire annexe. Elle semblait minuscule comparée aux proportions titanesques du vaisseau. Sans hésitation, il descendit et traversa une partie du hall monumental, un espace qui, jadis, avait contenu sept Bases terrestres préfabriquées. Il emprunta ensuite une succession de couloirs et de puits gravitationnels, avan?ant méthodiquement à travers cette structure colossale. Après de longues minutes de progression, il atteignit enfin le complexe central.
La voix synthétique de l’IA retentit soudain :
"Stratégie utilisée ? échec ou..."
Alan l’interrompit sèchement :
"évite de répéter la même chose, ma mémoire n’est pas volatile. Et utilise le mode conversationnel plus raffiné de Léa."
Une brève pause, puis la voix reprit :
"Cela vous convient-il ?"
Alan acquiesca légèrement :
"C'est mieux. Je t'appelle Achille pour éviter les confusions. Tu veux conna?tre ma stratégie. Pour échanger clairement, donne-moi d’abord ta définition d'une stratégie."
L’IA répondit immédiatement :
"Une stratégie est un ensemble coordonné de décisions et d’actions visant à atteindre un objectif en tenant compte des ressources disponibles, des contraintes et des adversités potentielles. Elle repose sur l’anticipation, l’adaptabilité et l’optimisation des moyens pour maximiser les chances de succès."
Alan esquissa un sourire imperceptible.
"Voyons si la tienne est à la hauteur. Les modalités fixes de la Sélection sont-elles conformes à ta définition ?
Inutile de répondre, la réponse est NON. Pas d'adaptabilité et pas d'optimisation des moyens. Mais je t’offre les deux, ce qui fera une vraie stratégie.
Quel est le nombre minimum de membres d'équipage satisfaisants ? As-tu des moyens d'évaluation des compétences potentielles ?"
Achille répondit : "327 minimum, 1011 maximum, ils sont évalués."
Alan : "Nous essaierons 600. Il suffira de choisir les 100 meilleurs dans chaque Base. Nous aurons un niveau bien supérieur à ce qui se fait d'habitude. Je peux déjà en réunir 500. Il reste la dernière Base que tu vas m'aider à convaincre."
Achille : "Que dois-je faire ?"
Alan : "Attendre que les actions au sol soient lancées."
En attendant, Alan demanda une visite guidée du vaisseau et des cabines pour l'équipage, puis tenta quelques questions clés.
Trois jours plus t?t, une navette quitta Comoé avec A?ssatou aux commandes, transportant un seul passager, Oluwale.
A?ssatou était reconnue comme la meilleure pilote de navette de la Base de Thabo. Grande et élancée, elle dégageait une aura de ma?trise absolue, son teint d’un brun doré illuminé par des yeux sombres où brillait une intelligence froide et calculatrice. Son sang-froid était légendaire : elle ne tremblait jamais aux commandes, ses gestes étaient précis, ses décisions instantanées, et elle gardait toujours un contr?le absolu, même en plein chaos. Peu bavarde, elle laissait son talent parler pour elle, et chaque décollage sous sa direction était un modèle de perfection.
Oluwale, lui, était tout l’opposé. Un corps sculpté par l’entra?nement, des mouvements souples et naturels qui témoignaient de ses excellentes qualités physiques. Mais son véritable don résidait dans sa capacité à captiver. Comédien hors pair, il pouvait passer d’un air grave à un sourire éclatant en un instant, modulant sa voix avec une aisance qui faisait rire, pleurer ou douter. à la Base d’Awa, il était réputé pour ses performances improvisées. Il montait des scènes avec une virtuosité désarmante, incarnant avec brio chaque r?le qu’il s’attribuait. Un jour, il pouvait être un vieil homme grincheux, le lendemain un chef de guerre flamboyant, et chaque fois, il laissait son public suspendu à ses lèvres. Awa elle-même était la première spectatrice de son talent, et leur complicité dépassait la simple admiration mutuelle : une proximité indéfinissable, empreinte de sentiments, les liait.
Le décollage de la navette fut rapide et ma?trisé, A?ssatou gardant les commandes avec une sérénité glaciale. Ils prirent rapidement de l’altitude, quittant le ciel d’Afrique pour se diriger vers l’Atlantique. Mais bient?t, l’horizon se noircit et l’océan décha?né apparut sous eux. D’immenses vagues, pareilles à des montagnes liquides, se fracassaient les unes contre les autres, soulevant des colonnes d’écume qui semblaient vouloir atteindre le ciel. Le vent, furieux, hurlait dans les hautes altitudes, secouant violemment la navette.
Les c?tes américaines n’offraient pas de répit. La mer, comme possédée, se ruait sur la terre avec une rage inextinguible. Des flots monstrueux s’écrasaient contre les rivages, envahissant les plages, rongeant les falaises et emportant les vestiges de ce qui fut autrefois une civilisation c?tière. La tempête, implacable, rendait toute détection pratiquement impossible. La navette se faufilait entre les courants violents, ses systèmes furtifs renforcés par l’anarchie climatique environnante.
A?ssatou, concentrée, ne montrait aucun signe de stress. Ses mains volaient sur les commandes, anticipant chaque turbulence, chaque rafale soudaine qui mena?ait d’arracher la navette à son contr?le. "Accroche-toi," lacha-t-elle simplement, sa voix calme tranchant avec la violence du dehors. Oluwale, malgré son assurance naturelle, sentit son estomac se retourner à plusieurs reprises, mais il n’émit aucun commentaire. Il savait qu’avec une autre pilote, ils ne seraient peut-être déjà plus là.
Dans ces conditions, il était pratiquement impossible d’être détecté. Les radars ne pouvaient percer le chaos des éléments, les balayages infrarouges étaient noyés sous l’activité thermique de la tempête. La navette filait comme une ombre au sein du tumulte, portée par la virtuosité d’A?ssatou, se dirigeant inexorablement vers son point d’insertion.
à contrario, l'approche des Rocheuses se fit sous un ciel d’un bleu éclatant, rendant toute dissimulation délicate. Pour éviter d’être repérée, A?ssatou dut raser la prairie, volant si bas que le souffle de la navette couchait les hautes herbes. La moindre erreur aurait signifié une détection immédiate, mais elle ma?trisait son appareil avec une aisance défiant toute logique. Chaque relief, chaque repli du terrain était exploité pour masquer leur progression.
Trouver un itinéraire vers la gorge proche de leur objectif s’avéra être un défi de plus. La topographie escarpée, les sentiers sinueux et les reliefs accidentés compliquaient la tache, mais A?ssatou ne faillit pas. Son regard parcourait sans cesse l’écran des capteurs et la vue directe, analysant les moindres indices d’une voie s?re.
Enfin, la gorge apparut, encaissée entre deux parois abruptes, offrant un abri temporaire. La navette se posa en douceur, mais à peine descendu, Oluwale tituba légèrement, encore sous l’effet des man?uvres audacieuses qu’il venait de vivre. Il passa une main sur son front, cherchant à calmer son estomac en tumulte.
A?ssatou, elle, éclata de rire en le voyant ainsi. "Alors, toujours s?r de tes talents d’acrobate, grand comédien ?" lan?a-t-elle en retenant un sourire moqueur.
Oluwale lui adressa un regard mi-amusé, mi-agacé, mais ne répondit rien. Il avait un r?le à jouer, et la suite de sa mission ne lui permettait pas le luxe d’un échange trop léger.
Pendant ce temps, A?ssatou savait qu’elle devait attendre son retour, le temps qu’il faudrait. Elle ne devait pas être repérée. Seule, dissimulée dans ce paysage sauvage, elle régla les paramètres furtifs de la navette, s’installant dans un silence tendu, prête à réagir au moindre signe de danger.
Oluwale entama alors son ascension vers un plateau rocheux en altitude. Chaque pas était un effort, ses muscles protestaient alors qu’il s’accrochait aux aspérités des roches glacées. L'air se raréfia, rendant sa respiration plus laborieuse. Le vent fouetta son visage, augmentant la difficulté de son avancée. Après de longues heures, il atteignit enfin le sommet et reprit sa marche vers son objectif : la Base de Banff.
Son approche ne passa pas inaper?ue. Les systèmes de surveillance reliés à l’IA, cachés dans les reliefs escarpés par les soins des hommes de Brian, captaient la moindre variation thermique et les mouvements anormaux. Instantanément, une série d’algorithmes analysait ses constantes biométriques, évaluant son rythme cardiaque, sa température corporelle et même les micro-expressions de son visage.
Une navette apparut dans le ciel, un point silencieux qui grandit rapidement. Son approche était calculée, précise. En contrebas, Oluwale leva les yeux, plissant les paupières sous la faible lumière du jour déclinant.
D'abord figé dans l'immobilité, il laissa lentement une expression de surprise gagner son visage. Son regard oscillait entre la silhouette imposante de l'appareil et le paysage autour de lui, jouant l’étonnement d’un homme qui ne s’attendait pas à une telle technologie. Quand la navette toucha le sol avec une légèreté surprenante, il recula d’un pas, sa posture trahissant une hésitation feinte.
Un sifflement discret accompagna l’ouverture de la porte latérale. Invitant d’un geste mesuré, un membre d’équipage lui fit signe d’embarquer.
Oluwale obéit, s’installant avec précaution sur l’un des sièges. Ses mains effleurèrent discrètement l’accoudoir, comme s’il essayait d’évaluer la matière. Tout dans son attitude exprimait l'admiration émerveillée d’un homme découvrant un monde auquel il n’appartenait pas. Son regard balaya l’intérieur du vaisseau avec une fascination évidente, absorbant chaque détail.
Lorsque la navette s’éleva, un frisson sembla le parcourir. Il tourna les yeux vers les parois transparentes, observant la terre s’éloigner sous lui. Puis, prenant un ton presque hésitant, il se lan?a dans son récit.
"Je suis un migrant africain. J’ai suivi un groupe depuis Chicago, espérant atteindre un endroit s?r. Mais quand je suis arrivé à la Source… il n’y avait plus personne. Tout avait été abandonné. Il n’y avait que cette femme…"
Il marqua une pause, mesurant ses mots avec une gravité feinte.
"Elle m’a parlé d’une cité. Une cité près de Banff. Elle disait l’avoir quittée, mais que certains s’y trouvaient encore. Alors j’ai marché… sans savoir où aller exactement."
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Son regard s’attarda sur son interlocuteur, cherchant à deviner s’il suscitait la moindre empathie, s’il trouvait un écho dans l’attitude de ceux qui l’avaient recueilli. Mais son véritable objectif était ailleurs.
Lorsqu’il atteignit la Base, on l’installa dans un slot à l’écart, regroupé avec d’autres hommes noirs de diverses origines. Mais Oluwale n’avait que faire de son quartier d’hébergement ou des conceptions raciales de l’Elu.
Il observait, écoutait et analysait discrètement. Il voulait découvrir l’organisation des patrouilles de navettes, leurs horaires, leurs durées, et si possible, leurs itinéraires. Pour cela, il devait se fondre dans le décor.
Le début de nuit passa à l’écoute des bruits en provenance des aires de navettes. Une alerte peut-être autour de minuit. Puis Oluwale s’endormit, épuisé par ses efforts de la veille.
Il fut debout avant l’arrivée du jour.
Grace à sa parfaite ma?trise des synthétiseurs de tissus, il se confectionna une tenue impeccable : une veste ajustée, une chemise fluide et un pantalon sobre qui lui donnaient une allure distinguée, tout en intégrant des fibres thermorégulatrices adaptées aux rigueurs hivernales atténuées par le champ de dispersion. L’apparence était essentielle pour attirer l’attention et inspirer confiance, mais il devait aussi tenir compte des basses températures, malgré la relative protection du champ. Une fois prêt, il commen?a à discuter avec les uns et les autres, feignant un intérêt sincère pour la vie à la Base. Il écoutait attentivement, s’imprégnait des conversations, captait les détails anodins qui, une fois recoupés, pouvaient devenir précieux.
Son regard finit par se poser sur les navettes. En observant les mouvements autour d’elles, il repéra un pilote en uniforme, accompagné d’une jeune femme à la démarche élégante et assurée. Sans éveiller de soup?ons, il les suivit discrètement. Lorsqu’ils arrivèrent près des aires de navettes, le pilote embrassa sa compagne avant de partir prendre son service, la laissant seule.
La jeune femme avait de longs cheveux roux ondulés qui encadraient son visage lumineux et souriant. Son teint clair était rehaussé par une robe jaune élégante à manches longues, adaptée aux températures fra?ches, avec un col contrastant bleu foncé, ajoutant une touche sophistiquée à son style. Une fine écharpe enroulée autour de son cou complétait sa tenue. Elle semblait détendue, observant distraitement les alentours.
Oluwale s’approcha avec un sourire engageant, une lueur d’émotion dans le regard.
"Je rêve moi aussi de devenir pilote. Mon père était pilote de long courrier, je l’admirais tant..."
La femme le regarda avec amusement avant de répondre, toujours souriante :
"On ne recrute plus. Et c'est un métier exigeant, huit heures de patrouille par jour, il faut rester vigilant."
Oluwale hocha la tête, feignant l’admiration.
"Huit heures ? ?a doit être intense. Et aujourd’hui, visiblement, ce n'est pas encore son jour de repos."
Elle secoua la tête.
"Non, son créneau du jour est de 8h à 16h."
"Bon créneau," répondit-il en ajustant discrètement sa montre mécanique.
Première information capitale : l’heure locale de Banff. Deuxième : l’organisation des créneaux.
Troisième : l’heure précise d’arrivée de la patrouille à la Base, soit 16h.
Il la remercia d’un sourire sincère et s’éloigna lentement, son esprit déjà focalisé sur la prochaine information clé à obtenir.
Cette dernière était la plus difficile à obtenir : quelle était la trajectoire de patrouille et d’approche finale d’une navette ?
Oluwale observa attentivement le ciel en partie dégagé toute la journée et surtout lorsque vint 16 h. Il remarqua que, toutes les trentes minutes, la trajectoire des navettes les faisait dispara?tre derrière un cha?non montagneux assez proche avant de réappara?tre. Et de même juste avant l’atterrissage. était-ce systématique ? Que se trouvait-il derrière cette crête ?
Il quitta la cité en restant sous le champ de dispersion et observa les gens allant et venant sur les sentiers hivernaux, leurs pas crissant sur la neige tassée. Les traces des passages répétés formaient des chemins sinueux entre les sapins givrés et les monticules blancs. Le souffle froid de l’hiver se faisait sentir malgré la protection du champ de dispersion, rappelant la rudesse de la saison. Des silhouettes emmitouflées dans des manteaux épais allaient et venaient, certaines avan?ant prudemment sur les portions gelées, d’autres plus assurées, habituées aux conditions climatiques. Les conversations étaient feutrées, presque couvertes par le vent qui descendait des hauteurs.
Mais surtout, il s’intéressa à ceux qui arrivaient de l’extérieur, en excluant les gardes. Oluwale n’était pas un habitué de la montagne. Il savait que la saison n’était pas propice aux randonnées, mais durant l’été, cela devait être différent.
Un peu plus loin, il croisa un groupe de trois randonneurs qui revenaient d’une promenade plus bas. Il s’approcha d’eux, affichant un intérêt sincère.
"Belle journée pour une marche en hiver," lan?a-t-il avec enthousiasme.
L’un des randonneurs sourit en hochant la tête. "Oh, nous avons l’habitude ! Nous sommes des mordus de randonnée et nous avons l’autorisation de nous aventurer en montagne pendant la belle saison. Aujourd’hui, nous avons juste fait un petit tour."
"Vous avez déjà grimpé jusqu’au sommet du cha?non ?" demanda Oluwale, les yeux brillants de curiosité.
La femme du groupe, emmitouflée dans un manteau épais, répondit avec entrain : "Bien s?r ! C’est magnifique là-haut. Derrière, il y a un lac gelé et un vaste alpage en pente douce. L’été, c’est un endroit parfait pour camper. Par temps clair, on voit loin, jusqu’aux vallées plus au sud. Il y a aussi des formations rocheuses intéressantes, et le relief est idéal pour l’observation. Beaucoup de navettes passent par là, et on les voit nettement, surtout si elles amorcent leur descente vers la Base."
Oluwale afficha un sourire admiratif. "?a doit être une vue imprenable ! Et… vous avez déjà vu les navettes de près, là-haut ? Elles passent si bas !"
Le troisième randonneur, plus jeune, éclata de rire. "Oui, elles passent toujours par là toutes les demi-heures. C’est un spectacle fascinant ! Une fois, en plein été, nous campions près du lac et une navette a tourné autour de notre tente comme pour nous saluer. On aurait dit qu’elle nous observait, ou peut-être que le pilote s’amusait à nous surprendre ! C’était impressionnant de la voir si proche."
Oluwale hocha la tête, émerveillé. Il venait d’obtenir la confirmation qu’il cherchait : la trajectoire des navettes passait systématiquement et régulièrement par cet endroit, offrant une opportunité idéale.
Et le nigérian, feignant un enthousiasme communicatif, leur demanda s’il pouvait faire un tour en leur compagnie. Les randonneurs hésitèrent un instant. Ils n’avaient pas prévu d’ajouter quelqu’un à leur groupe, mais Oluwale était si pressant et sincère dans son admiration qu’ils finirent par céder.
"Un petit tour, c’est tout."
Il leur expliqua où la navette l’avait trouvé. Ils échangèrent un regard surpris.
"C’est loin," remarqua la femme. "On peut aller au bout de la forêt morte. On verra si les derniers petits résineux sont encore en vie."
"D’accord pour demain, 9h," conclut le plus jeune randonneur.
Oluwale sourit et demanda : "Et pour la tenue de randonnée ?"
"On peut en avoir en prêt."
"Et l’autorisation ?"
Le plus jeune haussa les épaules. "Si tu es avec nous, pas de problème."
Ils se séparèrent, laissant Oluwale satisfait de cette avancée.
Le lendemain matin, Oluwale et ses compagnons de randonnée quittèrent la Base et commencèrent leur ascension. La pente, modérée mais recouverte d’une couche de neige irrégulière, les contraignit à enfiler des raquettes. Oluwale, peu familier avec cet équipement, mit du temps à s’y habituer, trébuchant à plusieurs reprises sous les rires bienveillants du groupe.
Ils progressaient à travers une forêt de conifères détruite par les nanites et achevée par l’hiver naissant. Les troncs noircis, vestiges d’arbres jadis majestueux, s’érigeaient comme des fant?mes figés dans le temps.
Seuls quelques petits spécimens avaient survécu, luttant contre le froid et la destruction technologique. Les randonneurs s'arrêtèrent un instant pour examiner ces survivants, tentant d'en identifier les espèces. Quelques jeunes pins paraissaient tenir bon, bien que rabougris et tordus par les conditions extrêmes. De rares épicéas s’accrochaient encore au sol gelé, leurs branches clairsemées témoignant d’une lutte incessante.
"Regardez celui-ci," indiqua l’un des randonneurs, pointant un conifère trapu aux aiguilles jaunies.
? Il devait faire partie d’une génération plus robuste, mais même lui a du mal à survivre."
La femme du groupe, jetant un regard nostalgique autour d’elle, murmura :
"Avant, cette forêt couvrait tout le versant. C’était un océan de vert, des pins et des sapins à perte de vue. L'été, la lumière filtrait à travers les feuillages denses, et l'air embaumait la résine et la terre humide. Maintenant… il ne reste plus que ces pauvres silhouettes décharnées. Les nanites ont ravagé tout en quelques saisons, transformant un paradis végétal en un cimetière d’arbres calcinés. Même les oiseaux ont disparu, et le silence ici est plus pesant que jamais."
Oluwale, feignant l’émotion, hocha la tête.
"C’est difficile à imaginer… Une telle beauté réduite à ?a."
Les randonneurs estimèrent alors que leur observation était suffisante.
C’est alors qu’Oluwale, dans un grand numéro de comédien, leur déclara avec une émotion feinte : "Je ne retournerai pas à la Base. Je ne supporte pas la foule. Pour moi, c’est un enfer. J’ai cru que cette promenade dans la solitude allait me calmer… mais au contraire, toute cette immensité est un appel. Comprenez-moi, pardonnez-moi, laissez-moi tenter ma chance ailleurs."
Après réflexion, les randonneurs échangèrent des regards incertains. L’un d’eux, les bras croisés, haussa les sourcils. "Ce n’est pas très raisonnable…", murmura-t-il.
La femme du groupe, après un silence, soupira et ajouta : "Mais je comprends. L’appel du vide, du silence... ?a peut être puissant."
Le plus jeune randonneur grima?a en regardant le sommet. "Tu ne passeras pas le plateau. Il y a des détecteurs partout, tu seras repéré en moins de dix minutes. Ce n’est pas aussi simple."
Un autre renchérit :
"Et si la météo tourne ? Un ciel trop clair en cette saison, c’est rarement bon signe. Le froid peut tomber d’un seul coup, et là-haut, sans abri…"
Il s’interrompit, hésitant, puis conclut : "écoute, si tu veux vraiment t’éloigner, on peut au moins t’accompagner jusqu’à la gorge. Après, ce sera à toi de voir."
Le chemin fut parcouru à vive allure, la neige crissant sous leurs pas pressés. Oluwale, malgré sa condition physique, souffrait plus du froid mordant que de l'effort imposé par l’usage des raquettes, qu’il ma?trisait à peine. Il s’effor?ait de ne pas trébucher, luttant contre le vent glacial qui fouettait son visage. "Que fait un Nigérian en raquettes dans les neiges des Rocheuses ?" se demanda-t-il avec un sourire ironique, serrant ses bras contre lui pour conserver un semblant de chaleur.
Une fois arrivés, ils échangèrent un dernier regard.
Oluwale leur sourit avec sincérité : "Merci pour tout. Je vous suis vraiment reconnaissant. Partez souvent en promenade avant que l’hiver ne s’installe pour de bon. C’est un conseil d’ami."
Ils lui serrèrent la main avant de rebrousser rapidement chemin.
Le champ anti-nanites de la Base de Comoé protégeait une bulle de verdure où les arbres millénaires, aux troncs tordus par le poids des ans, formaient une canopée imposante. Les lianes pendaient entre les branches, entremêlées comme des fils d’une toile ancienne et vivante. L’air était saturé d’humidité et de parfums végétaux, un contraste saisissant avec les zones ravagées à l’extérieur du champ.
Le sentier sur lequel Jennel et Awa avan?aient avait été dégagé récemment. La terre sombre, encore meuble, trahissait son jeune age, et les empreintes laissées par les passages répétés témoignaient de l’activité grandissante des Survivants. De part et d’autre, la végétation s’accrochait, comme cherchant à reconquérir ce bout de terre réquisitionné par l’homme.
Les deux femmes marchaient en silence, concentrées sur leurs pensées. Les sons de la forêt – le chant discret des insectes, le bruissement des feuilles sous la brise, le ruissellement d’un ruisseau caché – les accompagnaient. Jennel, le regard dur, observait les moindres détails du paysage, comme si la nature environnante pouvait lui offrir des réponses. Awa, plus en retrait, jetait de temps à autre des coups d’?il à son amie, devinant la tension qui émanait d’elle.
Awa s'exprima d’une voix calme, mais empreinte de doute :
? Nous avons tous les renseignements essentiels. La Phase 2 n’est pas absolument nécessaire. ?
Jennel ne ralentit pas le pas, mais son ton fut plus tranchant :
? Si. Il manque une précision capitale. à 16h, toutes les navettes ne seront pas nécessairement immobiles. L’une pourrait être en retard, une autre pourrait déjà patrouiller en vol. ?
Awa hocha lentement la tête, songeuse. Jennel marquait un point. Tout devait être parfaitement minuté, sans faille possible. L’incertitude, dans cette mission, équivalait à un échec.
? Nous restons donc sur 15h55, comme prévu avec Thabo et Alan ? ? demanda Awa, plus pour confirmer que par réel doute.
Jennel approuva d’un bref mouvement de tête. Elle ralentit imperceptiblement le pas, et sa voix perdit de son assurance habituelle lorsqu’elle ajouta :
? Ma Phase 2 décolle ce soir, trois heures après Alan. ?
Awa capta immédiatement le changement dans son ton. Elle tourna légèrement la tête vers Jennel, per?ut la tension dans sa machoire, la fa?on dont elle crispait légèrement les doigts. Elle posa doucement une main sur son bras, cherchant à lui offrir un peu de réconfort.
? Tu le reverras, Jennel. ?
Jennel inspira profondément avant de se redresser, comme rassemblant son énergie. Elle expira lentement et retrouva son aplomb.
? Je rentre dans ma Base cette nuit pour superviser les Phases 2 et 3. ? Elle marqua une pause avant d’ajouter avec un sourire en coin, plus amer qu’amusé : ? Pour faire un petit discours à ceux qui savent déjà ce qu’ils vont faire. Mais c’est nécessaire. ?
Awa lui rendit un regard compatissant.
? Thabo fera la même chose ici. ?
Leurs pas les menaient toujours plus loin sur le sentier, leur mission dictant chaque mot, chaque mouvement. Mais derrière la stratégie et la discipline, l’inquiétude et l’incertitude persistaient, tapies dans les ombres de la forêt préservée.